• Revue Textuel Marmande

Revue Textuel - Publication 2012

Publication d'un article sur Louis Calaferte en Mai 2012 dans la Revue Textuel n°67, revue de l'UFR Lettres, Arts, Cinéma de l'Université Paris Diderot - Paris 7
Littérature au présent, Mélanges offerts à Francis Marmande 
Textes réunis par Sylvia Patron
Directeur de publication : Julia Kristeva
Responsable de publication : Carine Trevisan

Un numéro spécial dédié à Francis Marmande, maître de conférence à Jussieu, fondateur de Littérature au présent, équipe de recherche qu'il a dirigée pendant quinze ans, et éminent directeur de ma maîtrise de Lettres Modernes.

Ma contribution porte sur la ville dans le roman - coup de poing Septentrion de Louis Calaferte.
A lire ci-dessous :

Sexocosmogonie dans
Septentrion, de Louis Calaferte.

La rue comme le vagin de la femme sont deux endroits propices pour rencontrer Dieu dans Septentrion de Louis Calaferte. Septentrion n’est pas seulement le récit d’un parcours initiatique jalonné d’épreuves et de révélations, celui d’un graphomane autodidacte qui érige son rôle d’écrivain au rang de mission directement commandée par Dieu, Septentrion est le récit de l’étrange fascination que la ville exerce sur l’auteur, et d’une troublante transfiguration. Gigantesque corps collectif, organisme vivant, matériau de première main pour l’écriture, muse, mère, femme, la ville est un personnage complexe procurant à l’auteur de multiples extases physiques ou spirituelles. Le contenu mystique de Septentrion lui vaudra d’ailleurs une censure à sa publication en 1963 par le Ministère de l’intérieur, officiellement pour pornographie, officieusement selon Louis Calaferte pour  « son contenu anarchisant, libertaire. ». Selon l’auteur, Septentrion est un livre maudit frappé d’un destin d’exception qui ne doit « sa résurrection qu’à la volonté d’un véritable éditeur: Gérard Bourgadier »[1] qui prendra le risque de sa reparution vingt ans plus tard, en 1984. Rappelons l’entrée en matière subversive de l’incipit «Au commencement était le Sexe » qui place immédiatement le récit dans une quête du prédicat qui se meut en quête de la jouissance. Septentrion incarne une authenticité autobiographique,[2] dans une langue complètement habitée, toujours travaillée au corps pour que chaque mot dégorge de son sens.  

1. Une conscience cosmique

Nanti d’une conscience cosmique, Louis Calaferte devient étoile parmi les étoiles, ses pensées sont des constellations : Constellations de pensées fugitives qui me trottent dans l’esprit [3], et en particulier le titre de son livre Septentrion attire l’attention par sa signification astronomique : Septentrion est en effet le nom d’une constellation, celle de l’Ourse Polaire, c’est aussi le nom que l’on donne communément au point cardinal du Nord, cet unique point dans le ciel tellement lumineux qu’il guide les bergers égarés. Ce livre, Septentrion, encore au stade du projet lorsqu’il en commence la rédaction, est fantasmé comme arrivant sur terre avec la force d’un météorite :   Mais en l’écrivant, j’étais persuadé qu’il atterrirait  bientôt sur la planète avec la force d’un météorite, laissant loin derrière lui tous ceux que j’avais pu ingurgiter en vrac au cours de sept ou huit ans de quête intellectuelle désordonnée. [4] Cette métaphore est en un sens prémonitoire puisque le destin de Septentrion est scellé par la malédiction de la censure : Oui, oui. Un destin plus que singulier. Un destin un peu maléficié, même, si l’on peut dire ça à propos d’un livre. Cela m’a beaucoup étonné… c’est un destin qui se poursuit, d’ailleurs. On pourrait parler d’un destin… d’exception. [5] L’interprétation cosmique est une dimension symbolique fondamentale pour ce féru d’occultisme, d’astrologie, d’enseignement des doctrines théosophiques ou mystiques [6], comme l’indiquent la plupart de ses titres[7]. Il s’agit de la transposition du sentiment d’être une créature dans le cosmos : Je me sens créature d’un univers, d’une cosmogonie sans commencement ni fin, comme le dit si bien le Texte sacré. Je pense que j’ai été, que je suis, que je serai.[8] Dans Septentrion, en effet, chaque rencontre est interprétée comme une opposition ou une conjonction stellaire. Par exemple, celle avec Nora :   Ce sera comme si j’avais vécu une éclipse de plusieurs mois [9] La ville est également transfigurée par cette dimension cosmique et symbolique : Je venais d’entrer glissando dans un monde coagulé, comment dire ? dans l’aura lactée du Jardin céleste à la dernière aube de la création, quand le travail est fini, qu’on a donné l’ultime coup de plumeau. [10]


2. Une sexocosmographie de la ville  

La voûte céleste que représente la ville est comme l’empyrée[11] que découvre Dante guidé par Béatrice dans le paradis. Louis Calaferte teinte ainsi la cosmologie  de sa touche personnelle : il avance dans la ville comme dans le firmament, microcosme à l’image du macrocosme de l’univers, et la réalité devient sexocosmique :   La nuit est constellée non pas d’étoiles cristallines, mais de gouttes de foutre acérées. Paillettes coagulées au firmament noir d’un cosmos testiculaire.[12] La rue, rappelons le nous, est  Autonome comme une toupie céleste[13], et les êtres qui se meuvent en elle sont des étoiles, des êtres cosmiques : Un homme, une femme. Carambolages de milliards d’étoiles désaxées dans le creux insonore du rouge pourpoint de Sirius. Les débris emportés par un nouveau vertige vers de nouvelles collision passagèrement mortelles. [14] Les femmes sont des Nymphes stellaires descendues par erreur sur notre terre aride[…] Ne laissant derrière elles que la lueur du fluide corrosif de leurs ovaires en effervescence, leurs Culs sémaphores qui vivent, s’animent, se font lascifs ou percutants selon l’heure ou le jour,  bien distincts, bien détachés du reste. Aussi libres et indépendants que des comètes en perdition. [15] Mais Louis Calaferte introduit alors une nouvelle perspective à cette cosmologie. Nous avons l’impression en effet que la ville s’apparente à une femme dont la rue est le vagin :   Cicatrice des lumières artificielles, la rue entaillée au scalpel comme un abcès mûr s’ouvre en un lieu indéterminé du vide dans un ciel de passions froides. Paradis claustral des amours angoissées. La rue dilatée, la rue épileptique surnage dans un bain de chaux vive. Fissure purulente au ventre du monde. [16] Cette comparaison troublante de la rue à une fissure n’est-elle pas à l’image d’un sexe de femme ? Cette fente, cette cicatrice effilée qui ne s’écarte jamais que sur un monstrueux sourire sans fin. Noir. Béant. Un sourire édenté. […] Etrangement lascif.[17] Est-ce parce que la rue est l’endroit propice pour trouver un partenaire sexuel ? Mouvement habituel de la rue, c’est-à-dire femme sur femme. Prendre, prendre dans le tas, dans le nombre, au hasard. […]  et avec ça, refaire de la vie. A volonté. A profusion. Pêle-mêle, étrangers, inconnus, il y a pourtant entre nous la continuité de l’espèce. [18] Ou est-ce parce que la rue, comme le vagin de la femme sont deux endroits mystérieux propices à rencontrer Dieu ? Penchée sur ce trou qui la laisse béante. Par où la vie entre et sort, expulsée un jour comme une tumeur mauvaise. Attentive et soigneuse pour cette bouche informe comme si, au centre, dissimulé et brillant dans l’embrouillamini de la toison légère, il y avait l’œil de Dieu. Un œil obscène qui cherche l’homme, l’attend, l’attire pour sa plus grande malédiction. [19] Le vagin de la femme, outre sa ressemblance étrange à un œil dont les paupières sont les lèvres, laisse s’échapper la vie. Et en effet, quel autre artiste que la femme peut rivaliser avec Dieu et permettre la création ? L’œil de Dieu est ici l’insondable divin représenté dans l’ésotérisme en tant qu’œil magique de l’Eternité :   L’œil ouvert, l’œil d’en haut, l’œil saint, l’œil qui voit tout ; l’œil de Dieu qui confère la vie à l’âme.  [20] L’œuvre calafertienne dans son intégralité est une louange de la création, une louange de Dieu qui permet cette création, et une louange du corps de la femme dont la vie peut être issue :   Viens déchirer ma robe, je veux être un feu de femme. Je n’ai plus la force de bouger. Tout mon corps est dur. Viens me faire libre. Je suis la première femme du monde. Je suis Eve. Je vais rivaliser avec Dieu. Je sais que je peux rivaliser avec lui.  [21] Ce que Georges Bataille exprime par la bouche de Madame Edwarda :    Tu vois, dit-elle, je suis DIEU… [22] Le sexe de la femme est assimilé à une terre ésotérique  [23], un lieu de plaisir qui permet l’orgasme comme le permet Dieu :   Qu’est-ce qu’on recherche dans le fait sexuel ? C’est une perte d’identité. L’orifice vaginal est, qu’on le veuille ou non, une caverne. Cela peut-être la caverne du Ciel comme la caverne des Enfers. L’exacerbation du moment du plaisir […] pendant quelques secondes entraîne une abolition  du temps. Je pense que cela est très proche d’un foudroiement de destins. La recherche sexuelle courante, intensive à certains moments des hommes, représente une sorte d’îlot dans la continuation des rythmes humains. Cet îlot est d’ailleurs très symbolique, il devient ovoïdal, et de nouveau fœtal.  [24] Ainsi l’errance de Louis Calaferte dans la ville est aussi une errance de corps à corps qui se justifie dans la mesure où elle s’inscrit dans la perspective d’une quête de Dieu et de la vérité :   La vérité est quelque part, tapie au fond d’un sexe de femme.  Il nous faut les explorer tous, par toutes les parties de notre corps, hantés, opprimés, conquérants et coupables. Propre meurtre de soi-même, car au delà du plaisir il y a l’insaisissable présence de Dieu. Je vous possède, corps étrangers, je m’emplis, je me gave de vous, errant de l’un à l’autre, triste et harassé de foi jusqu’à l’écœurement, embourbé dans cette fange de jouissance, tout à la fois voleur et dévalisé.   [25] Cette perspective nous fait aboutir à un pas supplémentaire dans la compréhension de sa mystique. Ainsi, pour Louis Calaferte la chair est sacrée, et la jouissance qu’on en tire est une preuve de Dieu : Le plaisir prouve Dieu. Le plaisir c’est Dieu.  Si on parle cliniquement de ce qu’est le plaisir à son extrême point de violence, c’est quand même une ouverture, qu’on le veuille ou non, c’est quand même tout d’un coup l’éclatement sur quelque chose qui est un surpassement. Ce surpassement, si vous ne voulez pas l’appeler Dieu, appelez-le cacahuète, mais enfin c’est le surpassement qui va avec cacahuète. [26] Si Louis Calaferte reconnaît un quelquefois sulfureux amalgame entre mystique et sexualité [27], c’est parce que l’expérience mystique s’assimile à une extase réconciliant le corps et l’esprit. Ainsi : L’érotisme est un chemin d’initiation, non pas de la possession, mais une espèce de découverte de ce que peut véhiculer l’autre.[28]


3. Une cosmogonie

Le parcours de Louis Calaferte dans la ville est donc une quête de la jouissance et de l’extase mystique, pour lui assimilées. La ville autour de lui se transforme en un paradis terrestre et sexuel, où chaque femme peut potentiellement le guider vers Dieu :   Obsédé par ces corps qui m’environnent. La rue vous plonge de force dans une sorte de macrocosme utérin meublé d’ovaires congelés. Baiser. Copuler. Le mot d’or. Le mot de passe. [29] Mais la ville comme nous le disions est une cicatrice qui permet la vie. Louis Calaferte décline cette étrange image de la fécondité en assimilant la ville à un macrocosme utérin, puis à un gigantesque ovaire :   Univers strictement prisonnier entre les parois opaques d’un ovaire grand format. La seule chose à jamais introuvable dans cet ovaire cosmique, c’est une preuve ou une issue. [30] Ce que Louis Calaferte établit en superposant ainsi les deux métaphores du cosmos et de l’utérus est une nouvelle version du récit mythique de la formation de l'univers :   Je marche et nous marchons dans la contrée femelle. A l’aurore du petit matin. Enveloppés de lumière boréale. Sur le lac utérin du ciel le soleil s’étale comme un large sexe nénuphar. Torse nu, les bras ensanglantés, Dieu recoud point à point sur son flanc la plaie rouge par laquelle vient de s’échapper la Femme. De quelles profondeurs arrivons-nous ? […] Je vais ce soir par des voies viscérales dans une chaleur de goudron, un orvet à la place du sexe, à la conquête improbable de moi-même dans le cercle d’évidence de la matrice engrossée. [31]

Ce récit cosmogonique transfigure la ville. La lumière qui illumine la ville symbolise la genèse du monde, comme une transposition du mythe de l’Aurore ésotérique,[32] ou le passage du monde des ténèbres à la lumière :  L’aurora est l’heure d’or (aurea hora), heure à laquelle la nuit de l’ignorance et de la putréfaction destructrice de la matière prend fin. La ville est en même temps Isis[33], la déesse adorée comme mère suprême et universelle dans la mythologie égyptienne. Mais la ville est également Gaïa[34] dans la mythologie hellénique et romaine. La ville représente ainsi l’élément féminin universel et fécond, la ville est l’utérus initial d’où s’échappe Eve, elle-même origine et naissance du monde. L’errance initiatique de l’auteur dans la ville s’assimile donc à une gestation symbolique dans le ventre de sa mère, et à l’inceste auquel il se livre pour faire coïncider sa naissance en tant qu’écrivain avec sa renaissance spirituelle.  

Aurore Le Pogam - Laloy 




[1]
Cette dédicace figure en exergue de Septentrion
[2] « Mon travail littéraire n’est en fait qu’un journal déguisé. » L’aventure intérieure, page 15
[3] Septentrion, page 89
[4] Septentrion, page 17 
[5] Choses dites, page 23
[6] Septentrion, page 406
[7] Quelques exemples de titres à connotation mystique : Satori, 1968, Rosa mystica, 1968, L'incarnation, 1987, Memento Mori, 1988, Le chemin de Sion, carnet 1956-1967, L'or et le plomb, carnet 1968-1973, Miroir de Janus, carnet 1980-1981, et dans Septentrion page 248, il invente d’autres titres fictifs : «  Si ce n’est que ça, j’en ai plein la tronche. Fumants, même ! L’œil-de-bœuf sexocosmique, ça vous va ? L’homme crucifié, Corail clitoridien, et que dites-vous du dernier en date : Mon compagnon s’appelle Jésus ? Est-ce suffisamment évocateur pour vos cervelles de hérons, ou dois-je encore en énumérer d’autres plus reposants, comme par exemple La réalité humaine, ou Le temps du devenir ? »
[8] L’aventure intérieure, page 32
[9] Septentrion, page 189
[10] Septentrion, page 374
[11]
« L’empyrée : dans la mythologie antique, la plus élevée des quatre sphères célestes, qui contenait les feux éternels (les astres), et qui était le séjour des dieux. » Définition du Nouveau Petit Robert
[12] Septentrion, page 120
[13] Septentrion, page 283
[14] Septentrion, page 210
[15] Septentrion, page 283
[16] Septentrion, page 285
[17] Septentrion, page 59
[18] Rappel : Septentrion, page 277
[19] Septentrion, page 280
[20] Dans Alchimie et Mystique, Alexander Roob
[21] La mécanique des femmes, page 163
[22] Georges Bataille, Madame Edwarda, page 34
[23] Septentrion, page 60
[24] Une vie, une déflagration, page 94
[25] Septentrion, page 280 
[26] L’aventure intérieure, page 95
[27] Une vie, une déflagration : réponse à la question d’Hugo Lacroix, page 200
[28] L’aventure intérieure, page 90
[29]
Septentrion, page 278
[30] Septentrion, page 228
[31] Septentrion, page 293
[32] C.G. Jung, Mysterium Conjunctionis, Zurich, 1957
[33] Isis, dans la mythologie égyptienne : « Déesse de la magie qui préside aux transformations des choses, des êtres et des éléments. » Dans le dictionnaire de la mythologie grecque et latine, de Pierre Grimal  
[34] « Gaïa est la Terre, conçue comme l’élément primordial d’où sortirent les Dieux, elle naît après Chaos, et engendre le ciel Ouranos, puis s’unit à celui-ci pour former les dieux. » Dans le dictionnaire de la mythologie grecque et latine