• Un lunch lynchien

Quelque-chose est étrange

Je suis assise sur une banquette dans un bar. Des gens partout, assis, debouts au comptoir. Quelque-chose est étrange.  

Une serveuse m'apporte un verre, peau d'ébène veloutée, elle est superbe. Je caresse le velours de la banquette avec mes doigts. Quelque-chose est étrange.  

Je mets ma paille entre mes lèvres, j'avale une gorgée d’un jus velouté. Quelque-chose est étrange.  

Le bar est bruyant, il y a beaucoup de monde. Je sors fumer une cigarette, la terrasse est bondée. Une inquiétante étrangeté.  

Je retourne dans le bar. Un ours est assis à ma place. Je m'accoude au comptoir. Quelque-chose est bizarre. Je regarde l'ours. Je le regarde et je ne sais pas trop quoi, mais quelque chose est bizarre. Quelque chose est bizarre. Quelque chose n'est pas normal. Je regarde l’ours puis je regarde la serveuse. Quelque-chose est étrange.  

Et puis là ! D’un coup, la lumière qui me traverse. C’est ça qui est bizarre. Je viens de le voir. C’est ça qui me derange : tout le monde porte un chapeau ! La serveuse, l’ours, le dresseur d’ours, tous les gens accoudés au comptoir, assis en salle, en terrasse, tous, sans exception. Je regarde plus en détail autour de moi : des grands, des petits, chics, en feutre ou en paille, borsalino, kepi, casquette, haut de forme, panama, sombrero, chapeau claque, stetson, toques ou foulards : chacun le sien pour se couvrir le chef.  

- “Dites-moi, mademoiselle, sans vouloir vous importuner : pourquoi tout le monde porte un chapeau ?” je demande à la sublime serveuse, qui me répond :
- “Comment cacherions-nous notre sexe autrement ?”

Quelque-chose est bizarre. Je sens que j'ai mis un pied dans je ne sais pas quoi d'étrange, et qu'il me faut plus d'explications. Alors je tente timidement :
- “Le sexe... celui du front ?”
- “Bien sûr, le sexe du front, où d'autre voudriez-vous porter votre sexe?" qu'elle me répond avec panache, “Admettez que votre question est étrange, on porte le chapeau, c'est tout. Question de pudeur. Vous aussi vous portez un chapeau. Tout le monde. C'est comme ça !"
-"Ah. Bien sûr." que je lui réponds. "Moi aussi je porte un chapeau !?"
-"La question que je me pose moi, en vous regardant c'est plutôt quel est votre sexe sous le chapeau ?“

Quelque-chose est bizarre à nouveau. Je crois que je n'ai toujours pas compris. Je suis troublée. Je détourne le regard, mes yeux se posent sur l'ours, son chapeau a glissé sur le côté et dissimule à peine... des lèvres et une fente... de sexe de femme. Un sexe de femme ? Sur un front d'ours ? Je me sens bizarre. Je regarde l'entrejambe de l'ours. De la fourrure et puis rien d'autre. Rien. Pas d'organes génitaux. On dirait l'intérieur d'un coude velu. Je regarde l'entrejambe de la serveuse. Sous le tissu du pantalon : rien. Ni fente. Ni bosse. Juste de la peau tendue comme à l'arrière d'un genou. La serveuse n'a pas cessé de me regarder. Elle a l'air amusée. Elle me sourie. Elle est tellement belle. Un sourire indécent. Elle soulève son chapeau. Un sexe d'homme lui rebondit sur le front. Un sexe d'homme, et deux petites couilles fripées, à peine dissimulées sous ses cheveux. Une sensation agréable qui monte d'un coup. Enfin quelque chose de familier. J'ai envie de l'embrasser. Elle replace son attirail sous son chapeau, et part servir quelques boissons en terrasse. Je la regarde dodeliner du cul en s'éloignant, envahie par les doutes : est-ce que j'aurais du l'appeler monsieur ? Et moi ? Est-ce que j'ai aussi ce sexe d'homme sur la tête ? Est-ce que je suis aussi un homme du crâne ? Quel est mon sexe, et à quoi ressemble mon chapeau ? Quelque chose est étrange à nouveau. Quelque-chose est bizarre. Faut que je sache. Je n'ose pas me tripoter en public. Faudrait que je me voie dans un miroir. La serveuse revient derrière le comptoir.

- "Mademoiselle, pardon de vous déranger à nouveau, mais c'est pour une urgence : y a t'il des toilettes dans le bar ?"
- "Au fond du couloir, à droite, monsieur !" Monsieur ? Monsieur ? A quoi voit-elle ça ? A la forme de mon chapeau ? A sa hauteur ? Mon sexe du crâne est-il celui d'une femme ou bien celui d'une homme ? Femme ou bien homme ? Femme ou bien homme ? Sucette ou bien zézette ?
Minouche, losange, frifri, foufoune ou bien sifflet, zizi, serpent ou zigounette ?
Buisson, bosquet, bouquet, forêt, gazon, perruque, ourson, minette ou salle des fêtes ?
Bambou, zèbre, saucisse, totem, fusil, vireton, tige, bibite ou perroquet ?

Au fond du couloir ! Vite ! A droite ! Je veux savoir ! Je veux savoir ! Je veux savoir.


Aurore Laloy, un rêve dans le Suisse d'Alger à Uzès en 1994